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Droits et libertés des
fonctionnaires territoriaux
LA RESPONSABILITE PENALE
DES FONCTIONNAIRES TERRITORIAUX"entre l'enclume et le marteau"
Par Philippe PETIT, Avocat
Docteur en droit Chargé de cours à l'Institut d'Etudes Politiques de LyonSi on ne peut que se réjouir de l'uvre entreprise par certains magistrats pour établir une plus grande transparence dans l'emploi des fonds publics et pour lutter contre la corruption, certaines décisions récentes mettant en cause des fonctionnaires territoriaux risquent de semer un trouble durable et justifié chez les agents des collectivités locales :
L'application de la théorie de la complicité telle que définie au nouvel article 121-7 du code pénal (ancien article 175 aux actes accompli par des fonctionnaires territoriaux en exécution stricte de décision politique susceptible d'être délictueuse telle que l'ingérence : art. 432.12 du code pénal constituerait un pas de plus dans la mise en cause directe des agents publics : le renvoi devant le Tribunal correctionnel du directeur général des services d'un département du chef de complicité de délit d'ingérence et de complicité de délit d'abus de confiance pour des actes d'exécution d'une décision d'attribution d'une subvention (susceptible d'être qualifiée d'ingérence) appelle d'urgence une redéfinition des responsabilités propres de chacun.
"Les agents publics locaux risquent de se retrouver pris en otage entre le politique et le judiciaire"
1 - A chacun ses responsabilités propres
"Nul n'est responsable pénalement que de son propre fait" (Art. 121-1 du Code pénal)
Les agents des collectivités locales sont susceptibles d'être personnellement. déclarés responsables civilement, administrativement et pénalement pour certains actes commis à l'occasion de leurs fonctions :
A - Depuis l'arrêt de principe du Tribunal des conflits de 1873 - Pelletier -, la responsabilité personnelle de l'agent sur le fondement du décret du 19 septembre 1870 peut être mise en cause : c'est "la faute graye détachable du service" qui peut également entraîner une action récursoire de l'administration.
B - La responsabilité pénale propre des agents publics est ouverte pour les cas de concussion, ingérence, corruption au titre des nouveaux articles 432.l0 et suivants du code : la sanction pénale peut alors s'ajouter à la sanction disciplinaire conformément à l'article 29 du statut (loi 83.634 du 13 juillet1983) : cette mise en cause pénale s'est élargie récemment avec la création du délit de favoritisme prévu à l'article 432.14 du code pénal et découlant de la loi 91-3 du 3 janvier 1991 dite loi Bérégovoy relative à la régularité de la dévolution des marchés publics, délit dont la compréhension semble très large...
C - Les chambres régionales des comptes et la Cour des comptes ont également pu déclarer "gestionnaires de fait" de fonds publics (cf arrêt du 7 octobre ]993 de la Cour des comptes confirmant un jugement. du 22 octobre 1992 de la Chambre régionale Languedoc-Roussillon : Revue du Trésor, n° 2 février 1994, page 110) un secrétaire général qui avait omis d'alerter de façon formelle (par écrit ?) son maire d'une irrégularité financière et budgétaire.
Cet ensemble "d'incrimination" interdit de poser en principe "l'irresponsabilité des fonctionnaires des collectivités" et au contraire démontre l'existence "des risques du métier"... Faut-il donc aller plus loin encore ?
2 - Les actes réguliers d'exécution ne peuvent être incriminés...
"N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime sauf si cet acte est manifestement illégal" (art.122-4 du code pénal)
Cette exonération très claire est parfaitement compatible avec l'article 28 du statut de 1983 qui dispose que l'agent public a un devoir d'obéissance sauf si l'acte exigé est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public : hors le cumul de ces deux conditions, l'agent est insusceptible d'être mis en cause pour des actes d'exécution normaux. L'article L 122.4 du code pénal dans son 1er alinéa précise :"n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires".
L'application cumulative de ces textes devrait suffire à mettre hors de cause le fonctionnaire agissant dans le cadre d'actes d'exécution d'une décision politique régulière en la forme :
Il ne lui revient pas, en effet, en l'absence d'illégalité manifeste de l'ordre donné d'en apprécier la régularité et encore moins l'opportunité . C 'est au contraire le rôle, le cas échéant, du contrôle de légalité à travers le représentant de l'Etat : hors ce cas, les actes d'exécution ne peuvent en principe être eux-mêmes que réguliers.
3 - La grande fragilité des emplois dits fonctionnels
Les agents soumis au "recrutement direct" ou titulaires "d'emplois fonctionnels" sont dans une situation encore plus difficile. L'article 53 de la loi 84-53 du 26 janvier 1984 dispose clairement que les emplois supérieurs de la fonction sont à la discrétion de l'exécutif (pour les secrétaires généraux dès 5.000 hab., pour les directeurs des services techniques dès 20.000 hab., qui les nomme et les révoque "ad nutum").On peut légitimement comprendre que le bénéfice des articles 97, 97 bis et 98 du statut qui ouvre droit soit à une démission assortie d'une indemnité soit à une mise à disposition du Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) représente une perspective peu attractive ; sauf à organiser un système beaucoup plus protecteur des intérêts et de la carrière de ces agents à l'instar des grands corps de l'Etat, par exemple on ne pourra leur faire grief d'éviter un conflit sans issue.
Ce sont précisément ces agents qui du fait de leurs responsabilités sont susceptibles d'être considérés par les magistrats comme ayant agi "en connaissance de cause" ou selon les termes de l'article 121.7 du code pénal qui définit la complicité : "sciemment" : "est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation".
Si on veut bien considérer que c'est la définition même du rôle de l'agent territorial d'aider ou d'assister les élus dans la préparation et l'exécution de leurs décisions, doit-on en conclure en cas d'irrégularité de la part de ces derniers, que le délit de complicité est dans tous les cas à moitié constitué et qu'il le devient totalement dès que l'on pourra prouver la connaissance ?
"Comment imaginer qu'il soit possible à un secrétaire général de se prémunir par des écrits formalisés contre les initiatives de son maire?"
En conclusion. l'évolution que l'on voit se dessiner ne peut qu'inquiéter :
Les mises en garde formelles de la part du fonctionnaire en cas d'irrégularité présumée de l'élu (par écrit ?) que semble suggérer la Cour des comptes, seraient plus faciles en théorie qu'en pratique... Si elles devaient se généraliser, elles modifieraient singulièrement les rapports existants, à ce jour et semblent peu compatibles avec la nécessaire confiance réciproque qui doit exister.
Si la transposition brutale de la théorie de la complicité au droit de la fonction publique devait devenir la jurisprudence des tribunaux répressifs, cela constituerait une forme d'amalgame dangereux entre ce qui ressort du politique et ce qui est de l'administratif : les agents publics locaux pourraient ainsi se retrouver pris en otage entre "l'enclume politique et le marteau judiciaire"...
Il reste à souhaiter au contraire que les magistrats concernés veuillent bien faire la part des responsabilités propres de chacun en tenant compte de ce que sont les exigences propres du droit public et du cadre législatif et réglementaire dans lequel évolue le fonctionnaire territorial.
En l'absence de faits spécifiques et actifs de complicité accomplis en toute connaissance de cause et sortant manifestement du cadre normal et l'exécution des décisions prises par les élus, l'application de la théorie de la complicité aux fonctionnaires territoriaux serait d'une rare gravité : elle ne manquerait pas de générer une certaine frilosité dans l'exécution de ces décisions à moins qu'elle ne conduise à instaurer ces agents en censeurs et en contrôleurs, ce qui n'est pas l'esprit de la décentralisation ni celui de la Fonction Publique Territoriale. Ce serait un mauvais coup porté à la fonction publique territoriale et à ces 1.300.000 agents et au bout du compte à l'action entreprise de "clarification et de transparence de la vie publique"... qui reste à l'évidence d'actualité
(Source : La Lettre du Cadre - Mai 1994)
LES CENSEURS
DE L'ACTION MUNICIPALEPar Alain LARRAIN, Secrétaire Général
Les obligations incombant aux fonctionnaires ne sont pas toujours aisées a interpréter. Il en va notamment ainsi en ce qui concerne l'exécution d'instructions contraires à la loi. Le devoir d'obéissance devient alors l'obligation de désobéissance. Mais si ces obligations sont sujettes à interprétation, cela n'est rien par rapport aux nouvelles responsabilités qui nous sont conférées par la jurisprudence des juridictions financières. Nous devenons responsables d'actes irréguliers commis par des associations étroitement liées à la collectivité dès lors que nous en avons connaissance et même si nous ne sommes pas parties prenantes.
L'obligation d'obéissance:
Un principe général du droit de la Fonction Publique
Responsable de l'exécution des tâches qui lui sont confiées, le fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique.Ce principe fondamental qui régit la Fonction Publique connaît cependant une exception : l'article 28 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires précise que le respect des instructions ne constitue pas une obligation lorsque deux conditions sont réunies en même temps :
- l'ordre donné est manifestement illégal,
- son exécution est de nature à compromettre gravement un intérêt public.
Sachant que le devoir d'obéissance est une obligation incontournable et que le refus d'obéissance constitue une faute disciplinaire, un ordre doit donc être exécuté même s'il semble illégal, dès lors que son exécution ne compromet pas gravement un intérêt public. Nul n'étant censé ignorer la loi, on petit préjuger que les secrétaires généraux sont capables de discerner si les instructions que leur donnent les maires sont contraires ou non à la loi, d'autant que leur rôle consiste justement à conseiller les élus sur tous les aspects juridiques, techniques ou financiers d'un dossier ayant préalablement fait l'objet d'une analyse politique.
Par contre, la compréhension de la deuxième condition aurait été grandement facilitée par l'annexion au texte de loi d'un "dictionnaire à l'usage des territoriaux".
En fait, le Secrétaire Général, après s'être livré à une analyse approfondie, a le choix entre deux solutions :
- soit il n'exécute pas l'ordre donné par le maire et, si son analyse est erronée, il sera sanctionné (on peut penser que, même si son analyse est juste, il le sera quand même, directement ou indirectement) ;
- soit il exécute l'ordre donné par le maire et, si son analyse est erronée, il engage sa responsabilité.
"A quel moment le devoir d'obéissance devient-il l'obligation de désobéissance?"
Sa situation, on le voit, est on ne peut plus amusante et elle tend d'ailleurs à rappeler un jeu très connu : celui de la roulette russe.
Néanmoins, la situation dans laquelle il se retrouve résulte d'une prise de décision, et il faut considérer que cette situation est inhérente à l'exercice d'une fonction comportant des responsabilités.
Les responsabilités nouvelles issues de la jurisprudence financière
Beaucoup plus contestable est la situation créée par la jurisprudence de la Cour des Comptes et des Chambres Régionales des Comptes, en matière de "gestion de fait".
Rappelons qu'il y a gestion de fait lorsque des deniers publics sont maniés par une personne non habilitée à cet effet ou si, étant versés à une personne privée, dont l'autonomie par rapport à la collectivité locale est insuffisante, ces deniers publics ne peuvent acquérir le caractère de deniers privés, (dans ce cas, on qualifie la personne morale de "démembrement" de l'administration).
Des Secrétaires Généraux avaient déjà, dans le passé, été constitués comptables de fait suite à des erreurs commises dans la gestion communale, et cela ne doit pas être considéré comme anormal.
La jurisprudence récente a créé une situation nouvelle : le secrétaire général est considéré comme responsable d'actes irréguliers, dès lors qu'il en a connaissance, même s'il n'est pas partie prenante.
L'Arrêt de la Chambre Régionale des Comptes du Languedoc-Roussillon du 18 février 1993 est à cet égard significatif.
La Chambre Régionale des Comptes a considéré que le Secrétaire Général, en sa qualité de responsable des services administratifs et bien que soumis à l'autorité du maire, se trouvait dans l'obligation de signaler à ce dernier, de manière formelle, le caractère manifestement irrégulier des paiements effectués par une association dépendant de la Ville et dont il avait eu pleine connaissance.
En s'abstenant de le faire et en transmettant au contraire les directives du Maire, il a personnellement participé aux opérations, les a facilitées et a couvert de son autorité les irrégularités commises.
Il faut noter que certains de ses collaborateurs, qui eux, exerçaient des responsabilités au sein de l'association, ont été considérés comme n'ayant eu qu'un rôle d'intermédiaire et d'exécutant.
Deux autres jugements émanant l'un de la Cour des Comptes du 2/05/1992 (Nice communication) et l'autre de la Chambre Régionale des Comptes Provence. Alpes Côte d'Azur du 24/04/1991 avaient déjà donné le ton.
La Cour des Comptes a considéré qu'un Secrétaire Général qui, bien que n'exerçant aucune fonction dans une association, a participé à plusieurs réunions, a eu à connaître de nombreux documents relatifs au fonctionnement des services municipaux placés sous la responsabilité nominale de l'Association et n'a rien entrepris pour faire cesser une situation irrégulière a manqué aux obligations d'un fonctionnaire de son rang.
La Chambre Régionale des Comptes a poussé ce raisonnement plus avant, en considérant, a propos de la même affaire, que le Secrétaire Général n'avait ni critiqué cette façon de faire, ni manifesté une quelconque réticence et qu'il avait donc toléré et couvert les irrégularités commises par l'Association.
Ne risque-t-on pas, à terme, d'ériger les secrétaires généraux en censeurs de l'action municipale dès l'instant où l'on considère que le silence équivaut à faciliter et à couvrir une activité considérée comme irrégulière, nonobstant le devoir de réserve et la soumission à la hiérarchie ?
(Source : La Lettre du Cadre - Mai 1994)
Les pages personnelles de Patrick Darbeau
Dernière révision : 07/01/00